Aux Etats-Unis, la bulle des énergies renouvelables explose
Les taux élevés et l’inflation des coûts industriels font dérailler les plans des grands investissements « verts » aux Etats-Unis, en particulier dans l’éolien offshore. Les entreprises concernées – américaines mais aussi européennes – sont massacrées en Bourse.
Le Monde – Par Arnaud Leparmentier (New York, correspondant) – Publié le 09 octobre 2023
Après l’exubérance financière, la gueule de bois.
Après l’exubérance financière, la gueule de bois.
Le secteur des énergies renouvelables aux Etats-Unis déchante. Avec une activité particulièrement touchée : les projets d’éoliennes en mer. L’administration Biden vise l’installation de 30 gigawatts d’énergie éolienne offshore d’ici à 2030 – l’équivalent de trente réacteurs nucléaires —, essentiellement sur la côte est des Etats-Unis. De quoi alimenter environ 10 millions de foyers, contre pratiquement zéro actuellement. La France vise 5 gigawatts d’ici à 2028.
Mais les projets sont au bord du naufrage. Hausse des taux d’intérêt pour les programmes financés par de la dette, envolée des coûts de fabrication et des matières premières, manque de main-d’œuvre qualifiée, défaillance des fabricants de turbines, notamment Siemens, pénurie de câbles, etc. L’addition des projets s’envole; au point que leurs promoteurs, le plus souvent des industriels européens associés à un opérateur américain, menacent de jeter l’éponge.
L’espagnol Iberdrola a payé 60 millions de dollars (57 millions d’euros) pour se retirer de deux accords de production d’énergie éolienne offshore dans le Massachusetts signés en 2021 et 2019. Cet été, le norvégien Equinor et le britannique BP ont demandé à renégocier les prix de l’électricité de trois projets au large de New York. Le danois Orsted et son partenaire américain Eversource ont fait la même chose, expliquant que sinon « ils ne seraient pas en mesure d’obtenir une décision finale d’investissement ». Orsted a perdu en Bourse le quart de sa valeur lorsqu’il a annoncé fin août une perte potentielle de 2,34 milliards de dollars sur ses projets américains, soit la moitié de son investissement.
Au total, la hausse de la facture présentée par les opérateurs aux pouvoirs publics est de l’ordre de 50 %. Soucieux d’épargner leurs contribuables locaux, les six gouverneurs des Etats côtiers concernés, notamment ceux de New York et du Massachusetts, ont écrit à la Maison Blanche pour renflouer les projets. « Hélas, les pressions inflationnistes… et les perturbations persistantes de la chaîne d’approvisionnement ont créé des défis économiques extraordinaires. Sans action fédérale, le déploiement de l’éolien offshore aux Etats-Unis a de sérieux risques de s’arrêter », déplorent les gouverneurs.
Retour de manivelle
Ils demandent au président Joe Biden une accélération des délais d’octroi des permis -qui prennent des années dans un pays rongé par ses procédures administratives ; et surtout d’étendre les crédits de l’Inflation Reduction Act (IRA), le programme fédéral de subventions énergétiques. Cette décision permettrait de couvrir non plus 30 % mais la moitié du montant des projets.
Les opérateurs veulent notamment que le coût considérable de connexion à la terre ferme soit subventionné. Conséquence de ce marasme : fin août, des enchères pour des installations dans le golfe du Mexique ont tourné court. Deux projets au large du Texas n’ont pas trouvé preneur, tandis qu’un autre a été octroyé pour 5,6 millions de dollars en Louisiane à un seul enchérisseur, l’allemand RWE.
Prenant acte de l’immense retour de manivelle qui affecte les projets éoliens et la transition énergétique, le Wall Street Journal a publié le 21 septembre un éditorial au vitriol contre tout renflouement de l’éolien en mer. « Tout cela révèle la folie de la politique industrielle du gouvernement qui alimente de force une transition énergétique qui n’a aucun sens économique et qui n’aura de toute façon aucune incidence sur le climat. »
Sur terre, les secteurs éolien et solaire ne se portent pas très bien non plus ; même s’ils produisent désormais 11 % et 4 % de l’électricité américaine. Les coûts de l’éolien, qui avaient été divisés par trois depuis 2010, et ceux du solaire, divisés par dix, ont, selon le Wall Street Journal, rebondi respectivement de 30 % et des deux tiers depuis 2021. Le prix de l’électricité renouvelable s’est envolé, le mégawattheure étant désormais vendu aux grands acheteurs, réseaux et entreprises, à un prix compris entre 50 et 60 dollars contre environ 30 dollars début 2021.
Des projets sont donc suspendus, mais tout n’est pas arrêté, loin de là. Engie a annoncé fin septembre un accord avec Microsoft ; pour alimenter des data centers au Texas avec de l’électricité éolienne et solaire. Le groupe français reste optimiste. « Si certains clients lèvent le pied en raison de la hausse des coûts, de nombreuses entreprises restent très engagées », confie Emmanuel Sbravati, senior vice-président chez Engie aux Etats-Unis.
Bérézina en Bourse
A court terme, c’est la bérézina en Bourse ; en raison de la perte de rentabilité des projets, surtout lorsqu’ils sont financés par endettement. L’indice ICLN des valeurs renouvelables a perdu 60 % depuis le plus haut atteint en janvier 2021 et 30 % depuis le début de l’année, alors que l’indice phare de Wall Street, le S&P 500 a gagné 11 %. Nextera Energy, première société d’électricité renouvelable installée en Floride, a perdu un tiers de sa valeur depuis la fin juillet, soit un recul 50 milliards de dollars.
Clearway Energy Group (dont TotalEnergies est actionnaire), spécialisée dans l’électricité renouvelable et gazière, et endettée à hauteur de 6,8 milliards de dollars, a vu sa valorisation divisée par deux en treize mois pour tomber à 3 milliards de dollars.
Même les pépites technologiques prometteuses du secteur s’effondrent, la hausse des taux ralentissant le niveau d’équipement des ménages. C’est le cas d’Enphase et SolarEdge, spécialisés dans la gestion de l’électricité solaire, dont la valeur a été divisée par trois. Ces entreprises restent très rentables – 40 % de marge brute pour Enphase, 30 % pour Solaredge –, mais Wall Street avait poussé les valorisations trop haut. Dans cette affaire, les fonds spéculatifs se sont régalés, pariant à la baisse sur des titres dopés au-delà du raisonnable par l’afflux de capitaux « verts ».
« Les vendeurs à terme montent une attaque contre les actions ESG [correspondant à des investissements sur des sujets environnementaux, sociaux et de gouvernance] gonflées par le battage médiatique vert », titre l’agence Bloomberg, qui cite l’exemple du fonds texan Blue Orca ou de l’australien Plato Investment. Selon l’agence, les vendeurs à découvert des actions Enphase et SolarEdge avaient amassé, entre janvier et le 21 septembre, 1,5 milliard de dollars de plus-value.
A plus long terme, les industriels restent optimistes et estiment qu’il s’agit avant tout d’une crise de croissance. Ils défendent l’IRA, qui peine à se transformer en réalité parce que les Etats-Unis doivent monter leur filière à marche forcée. La pénurie de main-d’œuvre qualifiée est patente. Certaines lois protectionnistes américaines sont contre-productives, comme celle qui exige depuis un siècle que les navires faisant du cabotage, et donc installant les éoliennes, soient de pavillon américain, construits aux Etats-Unis, avec des équipages américains. Le hic, c’est que le pays n’en a tout simplement pas : un premier navire est censé sortir des chantiers navals en 2024.
Le grand sujet, c’est surtout la rénovation du réseau électrique par les autorités. « Si nous avons une préoccupation en tant qu’industrie, c’est celle du raccordement au réseau de transport et de sa modernisation », confirme M. Sbravati. Il faut cinq ans de délais pour relier un projet éolien ou solaire au réseau, déplore le New York Times, qui note que plus de 10 000 projets étaient en demande d’autorisation fin 2022, contre 5 600 deux ans plus tôt. Le gouvernement fédéral a décidé d’assouplir les règles, mais elles « ne résoudront que partiellement le problème », selon le quotidien new-yorkais. Il convient d’y ajouter l’incertitude politique qui pèse sur l’IRA.
Paradoxalement, cette loi satisfait les aspirations environnementales des Etats démocrates mais profite financièrement beaucoup aux Etats républicains comme le Texas. Les opérateurs espèrent que les deux partis finiront par accepter cette loi qui favorise l’emploi des cols bleus et le « made in America ».
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