Les agriculteurs sont des acteurs au cœur de la filière de la méthanisation, qui transforme les résidus agricoles et les biodéchets en précieux biogaz. Mais aujourd’hui, les agriculteurs sont peu à peu concurrencés par les énergéticiens du fait des nouveaux objectifs assignés par les politiques publiques.

Fondée sur une réaction biologique, la méthanisation consiste à maîtriser la dégradation de matières organiques (résidus agricoles, effluents d’élevages, biodéchets des ménages, déchets des industries agroalimentaires et des supermarchés) pour obtenir deux co-produits : du biogaz et du digestat.

Le biogaz peut être valorisé sous forme de chaleur, d’une combinaison chaleur-électricité ou de biométhane. Le digestat est un mélange humide, utilisé pour l’épandage en raison de ses propriétés fertilisantes.

La filière méthanisation réalise dès lors une prouesse : répondre simultanément à des enjeux de transition énergétique via la production d’énergie renouvelable, et de transition agricole via la substitution possible des engrais chimiques par le digestat.

Située au carrefour de plusieurs secteurs déjà existants et structurés – l’agriculture, l’énergie et la gestion des déchets, la filière méthanisation est promue depuis la fin des années 2000 par l’Agence de la transition écologique (Ademe) et les politiques publiques environnementales.

Pourtant, les acteurs du domaine ont récemment exprimé leur inquiétude quant à l’avenir de la filière, en particulier depuis qu’un arrêté de 2020 a entériné la diminution des tarifs d’achats de biométhane. Comment expliquer cette décision d’action publique qui semble aller à l’encontre d’une filière prometteuse pour la transition énergétique et agricole ?

Deux dimensions apportent ici des clefs de compréhension : l’évolution des objectifs de politique publique assignés à la méthanisation et la catégorie d’acteurs désignés plus ou moins explicitement pour porter le secteur.

La méthanisation, une solution à quel problème ?

Synthétisée dans un rapport sénatorial, la liste des problèmes publics que serait en mesure de résoudre la filière méthanisation est conséquente.

Elle y est en effet présentée comme une option pour produire de l’énergie renouvelable et réduire les émissions de gaz à effet de serre (problème énergie-climat), tendre vers l’indépendance énergétique (problème géopolitique), limiter la pollution causée par les déchets (problème de gestion des déchets), favoriser une écologisation des systèmes productifs agricoles (problème agroenvironnemental) et, enfin, assurer un complément de revenu pour les exploitants agricoles (problème économique).

Le plan Énergie Méthanisation Autonomie Azote (EMAA) co-porté en 2013 par les ministères de l’Agriculture et de l’Écologie présente précisément la filière comme une solution aux multiples problèmes publics mentionnés ci-dessus.

La méthanisation serait notamment utile pour :

  • « limiter les pertes d’azote à différentes échelles (parcelle, exploitation, territoires) »,
  • réduire « les émissions de méthane, puissant gaz à effet de serre, dans l’atmosphère »,
  • contribuer « à la production d’énergie renouvelable » au service d’une « perspective d’agriculture durable et de transition énergétique et écologique »,
  • et enfin, constituer une source de « valeur économique pour le secteur agricole ».

Instrument de transition énergétique

On constate toutefois à la fin des années 2010 une évolution des attentes de l’État à l’égard de la filière. En effet, la méthanisation se voit peu à peu enrôlée dans des politiques d’abord énergétiques et climatiques.

Le groupe de travail méthanisation installé dans le cadre du Plan Climat rappelle en 2018 les attentes fixées par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (TECV, votée en 2015) à l’égard de la filière :

« l’objectif que 10 % du gaz soit d’origine renouvelable en 2030, ce qui représentera 12 millions de tonnes de CO2 par an évitées (3 % de nos émissions) ».

Les orientations souhaitées à l’égard de la filière sont également clarifiées :

« passer à une échelle plus large suppose aussi de développer des méthaniseurs de grande taille et d’aller chercher les gisements à méthaniser […] Le gouvernement en escompte une baisse progressive des coûts de production ».

La filière méthanisation devient ainsi d’abord un instrument de transition énergétique, chargé de produire des volumes précisément quantifiés d’énergie renouvelable et de participer aux efforts nationaux de décarbonation.

Le rôle des agriculteurs relégué ?

Le Plan EMAA proposait une vision sectorielle : déployer « 1000 méthaniseurs à la ferme à l’horizon 2020 » et favoriser « le développement de plus d’énergies renouvelables ancrées dans les territoires ». C’est une méthanisation d’abord agricole qui est défendue ici, au sens où le définit le Code rural.

Ce dernier considère que l’unité de méthanisation est agricole si elle réunit deux conditions :

une production énergétique « issue pour au moins 50 % de matières provenant d’exploitations agricoles »
et « commercialisée par un exploitant agricole ou une structuredétenue majoritairement par des exploitants agricoles ».
La construction des tarifs d’achat de 2011 favorise en outre l’ancrage et l’accès financier de la méthanisation dans les mondes agricoles : prime pour le traitement des effluents d’élevage, montants inversement proportionnels à la capacité de production énergétique de l’unité.

Comme l’observent F.-J. Daniel et V. Bailly dans leur rapport La structuration sociotechnique des mondes du biogaz en France publié en 2015 :

« le marché de la méthanisation s’oriente alors résolument vers les projets agricoles de plus petite envergure ».

Le resserrement des objectifs énergétiques et climatiques, couplés à des contraintes budgétaires, pose dès lors la question des acteurs jugés pertinents par l’État pour porter la filière.

Comme le montre le sociologue François-Mathieu Poupeau dans ses travaux sur l’élaboration de la stratégie française énergie-climat, il s’agit de répondre à l’équation suivante : produire le maximum d’énergie renouvelable au coût le plus bas. Dans cette optique, la vision proposée dans le Plan EMAA – fondée sur une décentralisation territoriale des unités de petite production – devient obsolète.

Les énergéticiens, nouveaux acteurs de la filière

Le modèle agricole de méthanisation n’apparaît plus ici ajusté à ces attentes énergétiques, climatiques et budgétaires, a contrariodes unités possédées par les industriels de l’énergie. D’une taille généralement plus imposante, ces unités sont davantage en mesure de réaliser des économies d’échelles que les unités agricoles.

Selon les données de GRDF, les trois unités produisant les plus grands volumes de biométhane sur le territoire appartiennent aujourd’hui à TotalÉnergies. Le nombre d’unités gérées par les industriels de l’énergie pourrait par ailleurs largement croître dans les prochaines années en France : les sociétés TotalÉnergies et Engie annoncent viser une production de biométhane respectivement de l’ordre de 1,5 TWh en 2025, et de 4 TWh en 2030.

L’intégration de la filière méthanisation dans les politiques énergétiques interroge aujourd’hui donc sur la place que peuvent – ou doivent – y jouer les mondes agricoles. Animateurs principaux du secteur dans la vision du Plan EMAA, ils pourraient être désormais réduits à un rôle d’apporteur d’intrants, et de récupérateur de digestat.

Si un nouveau décret publié en juin 2023 a permis l’augmentation des tarifs d’achat de biométhane, cet épisode est caractéristique des incertitudes et des controverses qui accompagnent les politiques publiques de transition. La priorité accordée à tel ou tel problème environnemental, la détermination des objectifs, l’allocation de ressources budgétaires, la désignation des acteurs sociaux légitimes demeurent des choix éminemment politiques, et par conséquent conflictuels.

Antoine Bouzin Doctorant en sociologie, science politique & Ingénieur diplômé ENSEEIHT, Université de Bordeaux

https://www.transitionsenergies.com/methanisation-les-agriculteurs-seront-ils-les-oublies-de-la-filiere/

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